Afrique: Aider les chercheurs à mieux communiquer leurs travaux aux décideurs

23 Avril 2024
interview

Cet article a été produit avec le soutien du Réseau international pour le conseil scientifique aux gouvernements (INGSA).

Créé en 2014, l'International Network for Government Science Advice (Réseau international pour le conseil scientifique aux gouvernements - INGSA) encourage la collaboration entre chercheurs et décideurs en vue de l'élaboration de politiques fondées sur des données scientifiques probantes.

Membre depuis 2021 du comité directeur de l'INGSA-Afrique, le chapitre régional du Réseau, la Mauricienne Shaheen Motala-Timol en dirige l'un de ses projets phares, à savoir la Science Advice Skills Development Program (Programme de développement des compétences en conseil scientifique -SASDP).

A la veille de la cinquième conférence internationale de l'INGSA qui se tient à Kigali (Rwanda) du 1er au 2 mai 2024, Shaheen Motala-Timol, par ailleurs responsable de l'Amélioration académique et de la qualité à université de Middlesex (Maurice), analyse pour SciDev.Net la situation du conseil scientifique dans son pays et en Afrique.

Comment se pratique le conseil scientifique à Maurice ?

À l'île Maurice, le conseil scientifique est mis en pratique de différentes manières. Les institutions de recherche et les universités jouent un rôle important dans la fourniture de conseils scientifiques aux décideurs gouvernementaux, par le biais de leurs ministères respectifs. De plus, des organes consultatifs scientifiques, composés d'experts issus de différentes institutions, sont souvent établis sur une base ad hoc, pour conseiller le gouvernement sur des questions complexes telles que la santé publique, l'environnement, l'innovation technologique et l'éducation, entre autres.

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"Des fois, on choisit de faire appel à des experts étrangers pour des conseils scientifiques. Bien que cela ne soit pas intrinsèquement négatif, il est important de placer notre confiance en nos propres chercheurs, afin de ne pas perpétuer les dynamiques héritées du colonialisme"Shaheen Motala-Timol, université de Middlesex, Maurice

Le conseil scientifique est aussi, et souvent, un processus collaboratif impliquant divers acteurs de différents secteurs. Les organismes paraétatiques, qui opèrent sous l'égide des ministères, y jouent un rôle vital et il est à noter que ces organismes ont, dans leur loi constitutive, comme l'une de leurs fonctions, de conseiller le gouvernement sur les politiques liées à leur domaine d'expertise.

Les organismes de réglementation des professions, notamment le conseil médical, les conseils d'ingénierie, entre autres, participent aussi dans le conseil scientifique à Maurice. En tant qu'instances chargées de veiller à la qualité et à l'intégrité des pratiques professionnelles, ces organismes peuvent apporter une expertise précieuse dans l'évaluation des questions scientifiques pertinentes pour leurs domaines d'intervention.

Quels rôles jouent les ministères et l'Académie des sciences dans ce dispositif ?

Les ministères gouvernementaux sont chargés de coordonner et de mettre en oeuvre les politiques publiques dans différents domaines, et ils sollicitent souvent des avis scientifiques des acteurs clés pour éclairer leur prise de décision. Dans certains cas, le conseil scientifique pour les politiques est également proposé de manière proactive par des chercheurs qui se basent sur des recherches menées dans certaines institutions. L'Académie des sciences apporte aussi sa pierre à l'édifice

Au regard des décisions prises par les autorités, avez-vous l'impression que les avis émis par les scientifiques sont souvent pris en compte ?

Bien que les avis scientifiques et les conseils provenant de diverses sources soient essentiels pour éclairer le processus décisionnel, les décideurs politiques prennent nécessairement en compte d'autres facteurs tels que les contraintes budgétaires, les considérations politiques, les préférences publiques et les capacités institutionnelles. Les décisions finales, « bonnes » ou « mauvaises », peuvent donc être le résultat d'un processus complexe qui intègre à la fois des éléments scientifiques et non scientifiques. Dans d'autres cas, des décisions peuvent également être prises sur une base purement partisane et politique.

Après avoir dédié près de 15 ans de votre carrière à la régulation de l'enseignement supérieur au sein de la Commission de l'enseignement supérieur, vous êtes responsable de l'Amélioration académique et de la qualité à université de Middlesex à Maurice. Comment le conseil scientifique influence-t-il concrètement le secteur de l'éducation dans votre pays ?

La majorité des décisions prises par le conseil d'administration de la Commission de l'enseignement supérieur (HEC) sont étayées par les recommandations de panels d'experts. Les politiques, normes, lignes directrices et réglementations pour l'enseignement supérieur sont élaborées par des panels sur la base de triangulation des sources de données, de preuves scientifiques et de meilleures pratiques internationales. En intégrant des conseils scientifiques solides dans le processus décisionnel, la commission cherche à promouvoir l'excellence et l'innovation dans l'enseignement supérieur, à garantir la qualité des programmes et des institutions publiques et privées, et à assurer la reconnaissance internationale des diplômes mauriciens.

Plus concrètement, la commission, au travers du conseil scientifique, contribue à l'orientation des programmes d'études en recommandant des domaines prioritaires d'études, de recherche et d'innovation qui sont pertinents pour le développement économique et social du pays, et qui répondent aux besoins du marché du travail et des étudiants.

Quels sont les résultats de cette utilisation du conseil scientifique dans l'éducation ?

À Maurice, les programmes proposés par les établissements d'enseignement supérieur publics et privés doivent être accrédités par la Commission. En évaluant la qualité de l'enseignement, du cursus universitaire, du soutien aux étudiants, des services et des installations universitaires, la Commission contribue à garantir que les étudiants suivent des cours qui répondent aux normes internationales et nationales de qualité, indépendamment des établissements dans lesquels ils sont inscrits.

Nous pouvons dire que le conseil scientifique prodigué au gouvernement en matière d'enseignement supérieur, à travers les fonctions de la HEC, a conduit au cours des deux dernières décennies à la transformation du secteur grâce à de meilleures réglementations, politiques et normes. Ce qui a abouti à l'offre d'une grande gamme de cours par les établissements d'enseignement supérieur publics et privés, ainsi qu'à l'augmentation du taux d'accès à l'enseignement supérieur par les étudiants locaux et internationaux à Maurice.

Plus généralement, comment jugez-vous le niveau de la collaboration entre les décideurs et les chercheurs dans votre pays ?

Les décideurs politiques ont effectivement besoin de conseils scientifiques pour élaborer des politiques éclairées, mais il peut y avoir des obstacles à la communication et à la compréhension mutuelle entre les deux parties. Une meilleure communication, une collaboration accrue et un renforcement des capacités pour les décideurs en matière de compréhension des preuves scientifiques sont nécessaires pour améliorer cette collaboration. L'utilisation du jargon scientifique constitue aussi une barrière significative à une communication efficace entre les décideurs et les chercheurs.

De plus, on a remarqué que certains scientifiques manquent souvent de canaux appropriés pour accéder aux décideurs, tandis que d'autres sont plus fréquemment sollicités ; ce qui peut entraver la diffusion des résultats diversifiés de la recherche et limiter l'impact des preuves scientifiques sur les processus de prise de décision politique.

La mise en place de canaux plus efficaces et plus inclusifs pour permettre à un plus grand nombre de scientifiques d'interagir avec les décideurs, tels que des forums réguliers, des comités consultatifs ou des bureaux de liaison dédiés, pourrait faciliter une meilleure collaboration et garantir que les connaissances scientifiques influencent plus directement l'élaboration des politiques publiques. Des intermédiaires en conseil scientifique agissant comme interface entre la science et la politique seraient également les bienvenus.

Quels sont les défis que doivent relever le conseil scientifique et la collaboration entre chercheurs et décideurs dans le contexte africain ?

Les défis sont nombreux et varient en intensité et en ampleur en fonction des pays et des circonstances. Nos échanges avec les mentorés du SASDP ont révélé plusieurs défis communs liés au conseil scientifique dans la plupart des pays africains. En premier lieu, le manque d'infrastructures et de ressources entrave la recherche scientifique et la collaboration avec les décideurs dans de nombreuses régions africaines.

Un faible degré de confiance peut exister entre chercheurs et décideurs en raison de perceptions de partialité, de conflits d'intérêts ou de manque de transparence dans le processus du conseil scientifique. Des fois, on choisit de faire appel à des experts étrangers pour des conseils scientifiques. Bien que cela ne soit pas intrinsèquement négatif, il est important de placer notre confiance en nos propres chercheurs, afin de ne pas perpétuer les dynamiques héritées du colonialisme qui ont parfois sous-estimé ou marginalisé les connaissances et les compétences locales et autochtones.

Quel en est l'intérêt véritable ?

Les solutions, options ou recommandations doivent être adaptées aux besoins spécifiques et au contexte africain. Ce qui nécessite une compréhension approfondie des réalités locales et une recherche adaptée, ainsi que la connaissance des langues locales, pour pouvoir interagir avec les populations qui sont impactées par les problèmes et les décisions. Les barrières linguistiques entravent définitivement la communication efficace entre chercheurs et décideurs, notamment lorsque les rapports scientifiques sont rédigés dans des langues étrangères plutôt que dans des langues locales.

N'y a-t-il pas un problème de priorités qui changent selon qu'on est chercheur ou décideur ?

Nous sommes conscients de ce que les chercheurs et les décideurs ont des priorités différentes, ce qui peut parfois rendre difficile la conciliation des besoins de la recherche scientifique avec les priorités politiques. C'est à ce moment-là que la diplomatie scientifique et le plaidoyer sont importants, et nous devons former nos chercheurs à mieux communiquer avec les décideurs afin de leur fournir une traduction juste des preuves scientifiques. Renforcer les capacités des chercheurs en matière de communication scientifique, de gestion des données et d'évaluation des preuves est essentiel pour une collaboration efficace avec les décideurs, et reste un de nos objectifs principaux.

On note aussi malheureusement l'instabilité politique et civile dans certains pays africains qui peut rendre difficile la création et le maintien d'une collaboration à long terme entre chercheurs et décideurs. Les guerres et les conflits armés entraînent des conséquences désastreuses pour la recherche et pour les chercheurs.

Comment entrevoyez-vous l'avenir du conseil scientifique en Afrique ?

Pour améliorer la qualité et les résultats du conseil scientifique, il est crucial d'abord d'investir dans la recherche et le développement, de renforcer les capacités (techniques, administratives et financières) des institutions de recherche et des décideurs politiques, et de promouvoir une franche culture de collaboration et de dialogue entre les chercheurs et les décideurs.

L'avenir du conseil scientifique en Afrique dépendra de notre capacité à reconnaître et à surmonter les défis actuels, pour promouvoir une culture de l'utilisation des preuves scientifiques dans la prise de décisions. Cela nécessitera un engagement continu des décideurs politiques, des chercheurs et de la société civile pour garantir que les politiques et les programmes sont fondés sur les meilleures preuves disponibles et répondent aux besoins réels des populations africaines.

Comment assurer une prise en compte des savoirs locaux dans ce processus ?

La confiance dans les connaissances locales et les preuves scientifiques locales pour résoudre nos problèmes sont également des aspects importants. Il est donc essentiel d'encourager la participation active des parties prenantes locales dans le processus du conseil scientifique pour garantir la pertinence et l'applicabilité des recommandations. Le conseil scientifique doit donc être représentatif de la diversité des acteurs, et doit aussi favoriser l'inclusion des voix marginalisées et des groupes sous-représentés pour garantir une prise de décision équilibrée et inclusive.

La collaboration et l'échange d'expériences entre les conseils scientifiques des différents pays africains ainsi qu'avec d'autres régions du monde doivent être aussi encouragés. Cela peut inclure la mise en réseau et la coopération pour partager les meilleures pratiques, les leçons apprises et les ressources. Et finalement, la transparence dans les processus de prise de décision du conseil scientifique doit être de mise, en rendant les activités et les décisions accessibles au public.

Cet article a été produit avec le soutien du Réseau international pour le conseil scientifique aux gouvernements (INGSA)

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